jeudi 5 octobre 2000

Regrets éternels

   Lorsque j'entends des témoignages de personnes ayant frôlé la mort, je m'éloigne discrètement; ou encore je fais dévier la conversation, je prends la télécommande et je change de chaîne.
    Pourtant, la mort ne m'effraie pas. Non, je t'assure! J'ai seulement peur de ce moment horrible où je n'entendrai pas "J'ai vu toute ma vie défiler devant moi!", sempiternelle expression de ceux qui ont enfin quelque chose à raconter. Il s'agit en effet d'un cliché ennuyant d'une plate banalité. Et pourtant, cette phrase, je l'écouterais constamment, sans me lasser; je m'en délecterais si ce n'était de la frousse qui est la mienne à l'idée qu'une de ces personnes ne prononce autre chose. Une toute petite affirmation qui viendrait entériner une pensée effroyable qui me hante et me torture sans arrêt. Elle a la couleur d'une chambre d'hôpital, la sonorité déplaisante d'une alarme téléphonique. Chaque nuit je te revois, telle que je t'ai vue la dernière fois; le visage pâle, la bouche entrouverte et les yeux mi-clos. Tu avais déjà exhalé ton dernier soupir et je te prenais la tête entre mes mains impuissantes, te suppliant de m'entendre te dire que j'étais là, près de toi; que j'étais venu et qu'il fallait que tu revives un peu, ne serait-ce qu'une seconde. Je t'implorais de me voir; moi, mon visage plein de larmes, mes yeux aveuglés par un brouillard humide.
    As-tu vu toute ta vie défiler devant toi? Dis-moi que oui! Dis-moi que tu t'es endormie sur nos plus beaux souvenirs, nos plus belles sorties; sur mon sourire qui te faisait craquer. Dis-moi que l'indéfinissable expression de peine et de regret que j'ai vue sur ton visage n'était due qu'à un spasme musculaire.
    J'aimerais croire en une vie après la mort. Croire que tu es près de moi, que tu assistes en spectatrice à mes pensées et mes rêves; que tu regardes dans ma tête, y lisant la terreur lorsque je suis arrivé à la maison et que j'ai entendu le message sur le répondeur disant que tu étais gravement blessée, que tu n'en avais plus que pour quelques heures et que tu pouvais te réveiller d'un moment à l'autre. C'était ta mère qui m'appelait, des larmes dans la voix; à un point tel qu'il était parfois difficile de saisir ses paroles.
    Cinq heures! Tu as été consciente cinq longues heures durant lesquelles j'aurais pu te tenir la main et t'embrasser, te donner un peu de mon souffle pour que tu vives quelques instants de plus. J'aurais pu te parler de ce que j'aime en toi, des plus belles images que je garderais de toi; te dire que je ne t'oublierais jamais, que tu resterais toujours avec moi.
    Que croyais-tu durant ces cinq heures? Que pensais-tu de moi chaque fois que ta mère téléphonait à ma patronne qui lui répondait invariablement qu'elle m'avait averti et que j'étais déjà parti? T'es-tu doutée un seul instant que cet horrible monstre pouvait ne m'avoir rien dit? Que j'avais travaillé toute la journée sans savoir que tu attendais, que tu luttais de toutes tes forces, usant tes énergies à reculer le moment où tu ne lutterais plus?
    M'as-tu imaginé perdant mon sans au bord d'une route, victime d'un accident dû à la panique? Ou bien me désintéressant de toi, t'abandonnant lâchement à une fin que je sais solitaire malgré la présence de ta famille? M'as-tu imaginé noyant ma peine dans quelque bar, incapable de te voir mourir? De supporter ta vue d'agonisante?
    J'aurais pu inventer les contes des mille et une heures, afin que tu ne cesses jamais de respirer, que tu combattes encore et toujours ce monstre qu'on appelle la mort dans le seul but d'entendre la suite, que ton dernier souffle reste suspendu à mes lèvres jusqu'à ce que, mon inspiration faiblissant, tu te laisses emporter par le destin.
    Et lorsque je rendrai mon ultime soupir, je serai en compagnie de cette incertitude qui est la mienne depuis ton départ. Je ne ferai pas de retour sur ma vie; ce sera toi, et toi seule, que je verrai défiler. Encore et toujours, depuis cette funeste journée d'avril et jusqu'à mon dernier souffle; tu ne seras plus jamais seule.